1. Home>
  2. Actua & tendances>
  3. Bien-être & santé>
Social Sustainability

La lettre « S » oubliée dans l’ESG : la durabilité sociale comme levier stratégique

Après une première table ronde sur la manière dont les entreprises belges abordent la comptabilité carbone, organisée au siège du groupe de construction Cordeel à Temse, TriFinance a tenu une nouvelle table ronde axée cette fois sur le Social, en collaboration avec le prestataire de services RH SD Worx. Des responsables RH et ESG issus de secteurs aussi variés que la logistique, la navigation, le divertissement ou la gestion des déchets ont partagé leurs expériences, défis et bonnes pratiques.

Une paradoxe frappant est apparue : la fonction même qui se concentre sur les personnes est souvent absente du développement de la stratégie ESG, alors que les coûts de personnel représentent une part considérable du budget des organisations.

Ces tables rondes s’inscrivent dans une série continue d’échanges encadrés par des experts ESG, dont Mario Matthys de TriFinance. L’objectif : rendre le « S » de l’ESG concret, opérationnel et stratégiquement pertinent sur le lieu de travail.
 

La « S » laissée pour compte

La prise de position avec laquelle le modérateur Jan Laurijssen (SD Worx) a ouvert la discussion donnait immédiatement matière à réflexion : « Dans divers secteurs, le temps et les efforts sont principalement consacrés à l’environnement. La S reste souvent sous-exposée. Les RH-services s’en occupent-ils suffisamment, et est-ce autre chose qu’un simple exercice de conformité ? Dans beaucoup d’entreprises, les coûts du personnel représentent 40 à 70 % des dépenses totales. Il est étrange que les RH ne soient pas à la table lors des décisions ESG. »


Les chiffres de l’étude « HR & Payroll Pulse 2025 » de SD Worx objectivent ce ressenti. Seulement 50 % des employeurs belges disent avoir explicitement intégré la durabilité dans leur stratégie RH. Même parmi les plus grandes organisations (2500 + salariés), ce chiffre reste faible.
Il est curieux que les RH ne soient pas à la table des décisions ESG, alors que les coûts du personnel peuvent atteindre jusqu’à 70 % des dépenses totales.
 

    Jan Laurijssen
    Il est étrange que les RH ne soient pas impliqués dans les décisions ESG, alors que les coûts de personnel représentent jusqu'à 70 % des dépenses totales.
    Jan Laurijssen
    Jan Laurijssen, HR Evangelist, SD Worx

    HR & Payroll Pulse 2025 : Employeurs belges (2500+ employés)

    • Seulement 50 % intègrent explicitement la durabilité dans les RH.
    • 38 % rendent compte des pratiques RH durables — 52 % dans les grandes organisations.
    • 36 % se sentent préparés à la CSRD41 % dans les grandes organisations.
    • 57 % des employés estiment que la durabilité dans les RH reste surtout une étiquette.
    • 21 % affirment que la communication autour de la durabilité dans les RH ne correspond pas à la réalité.

      Durabilité versus employabilité durable

      Pour Karl Vrancken, Chief Sustainability Officer chez Indaver, la question du langage est importante. « Dans les RH, “durabilité” est souvent réduite à “employabilité durable”. Cela rend le discours trop étroit à l’employabilité des personnes, sans thèmes comme l’équilibre hommes-femmes, l’inclusion ou la mobilité. Cela sonne durable, mais le contenu est trop limité. »


      « Nous avions déjà de nombreux projets liés au bien-être, à la formation et à la conformité », explique Lesley Hellebuyck, Head of Internal Control & Compliance chez SD Worx. « Ce n’est qu’avec un cadre ESG que nous avons réalisé que ces initiatives étaient en réalité durables. »


      Chez TriFinance, les RH — ou « Care », comme le nomme l’organisation — jouent un rôle actif. « Dans notre philosophie, l’humain est central », explique Gäelle De Baeck, International Sustainability Lead. « Care est à la table et l’a bien inscrite à l’agenda. Elles livrent des chiffres, mais déterminent aussi les priorités que nous devons fixer comme organisation. Cela va de la diversité et de l’inclusion aux lignes directrices salariales. »
       

      Lorenzo Andolfi, HR Researcher chez SD Worx, ajoutait des données. L’étude de SD Worx montre que seulement six RH sur dix dans de grandes organisations belges s’engagent pour des RH durables. « C’est limité. Les RH font souvent plus que ce que l’on imagine, mais ces initiatives fonctionnent souvent sous un autre label, ce qui rend difficile leur déclaration externe comme initiatives “S” durables. »

        Fixer des priorités

        Le choix des priorités dans l’histoire ESG dépend généralement de la nature de l’entreprise, selon Filip Ceulemans, Client Partner chez TriFinance. « Dans les entreprises de production, les RH sont évidemment importantes, mais je vois que la partie environnementale est souvent prise en priorité plutôt que le volet social. Pourtant, ensemble ils montrent que la S a de nombreux visages : sécurité, inclusion, rétention, culture, structure. »


        Chez Exmar, le composant E est important, mais le volet social reçoit aussi beaucoup d’attention. « Avec plus de mille marins et deux cents employés de bureau, la sécurité n’est pas un concept abstrait, mais une réalité quotidienne », explique Hanne Werquin, Head of ESG & Compliance. Pourtant, les mondes de la mer et du bureau restent séparés : un département “safety” pour la flotte, et les RH pour les bureaux. L’alignement reste le plus grand défi.


        « La sécurité est donc un domaine dans lequel nous voulons exceller. La difficulté est que les RH sont au niveau du groupe, tandis que les marins sont sous une entité séparée, Exmar Ship Management, avec son propre département HSEQ. Donc oui, les RH sont à la table, mais c’est encore une recherche pour travailler ensemble, communiquer et aligner. Et élargir au-delà de la seule sécurité. »


        La collaboration entre de nombreux départements peut encore être améliorée, selon Werquin. Le défi réside principalement dans le travail en commun. « Parce que je suis actuellement le seul point de contact pour l’ESG dans tout le groupe, on le considère parfois surtout comme mon domaine au lieu d’une responsabilité partagée. »

          Dans les RH, « durabilité » est souvent réduite à « employabilité durable ». Cela peut sembler bien, mais la portée est beaucoup trop limitée.
          Karl Vrancken, Chief Sustainability Officer, Indaver

          La S se déploie : récits sectoriels

          Presque tous les participants s’accordent à dire que la S dans l’ESG est une maison à plusieurs pièces — de la sécurité d’emploi et du dialogue social à la formation et au développement, à l’égalité salariale hommes-femmes, jusqu’à l’équilibre vie-pro-vie-perso et la politique inclusive pour les personnes handicapées.


          Pour Plopsa, le bien-être du personnel est une priorité absolue, ainsi que la sécurité. « Nous travaillons souvent avec des temporaires, dont des centaines d’étudiants, et nous connaissons beaucoup de pics et de creux. Les formations sont donc une partie structurelle de l’entreprise », explique Daisy Deceuninck, Chief People Officer chez Plopsa.


          Elle raconte comment l’organisation a évolué : « Avant, il y avait à peine de formation. Maintenant, nous travaillons avec des plans de formation et misons consciemment sur l’inclusion. Nous avons simplement besoin de nombreux employés et ce ne sont pas toujours des personnes hautement qualifiées. Nous sommes au Panne parce que c’est là que se situe notre plus grand parc, et nous avons donc beaucoup de contacts avec des organisations locales. Il y a aussi des réfugiés à qui nous donnons des chances. »


          Chez Indaver, l’inclusion est également haut dans l’agenda, bien qu’il reste encore à faire. « Par exemple les personnes handicapées, qui sont encore peu présentes au bureau, c’est un point d’attention », dit Karl Vrancken.


          « En ce qui concerne le bien-être, nous nous concentrons notamment sur l’absentéisme », explique Gaëlle Bomans, Product Owner Social Sustainability chez bpost. « Cela est assez important dans notre organisation. Un pourcent d’absentéisme nous coûte dix millions d’euros par an. C’est pourquoi nous travaillons sur des objectifs autour de l’absentéisme et de la rétention. » Aussi, la diversité de genre dans le management figure en haut de l’agenda.

            Le levier

            Pour Jan Laurijssen, l’ESG est un levier pour rendre visibles les thèmes du lieu de travail et aller au-delà des directives et rapports. « Cela montre comment les employés vivent les décisions. Les RH se concentrent parfois trop sur le côté “people” et trop peu sur l’organisation. Des chiffres solides montrent clairement à quoi le comité exécutif doit prêter attention. Si bientôt nous ne trouvons plus de personnes voulant travailler pour nous, c’est aussi votre responsabilité. »


            « La chose la plus difficile est de rendre l’ESG vraiment tangible », dit Filip Ceulemans. « Nous avons des directives et des rapports, mais comment l’ancrer dans l’organisation ? Le change management et la communication sont cruciaux, mais parfois nous communiquons via trop de canaux. Le risque est que le message devienne flou. Il vaut mieux moins, mais clair et interactif. »


            « Pour l’un, des communications détaillées sont très intéressantes, pour d’autres vous les perdez alors », dit Kristel Thys, HR Manager chez VAB Rijschool. « C’est une question d’équilibre et du bon niveau de communication, surtout pour un sujet relativement nouveau. » Thys souligne aussi la nécessité d’une structure : « Il y a beaucoup d’initiatives sous la S, mais elles ne sont pas désignées comme telles. Sans alignement stratégique, cela reste ad hoc. »

            La bonne nouvelle, selon Mario Matthys, Expert Practice Lead chez TriFinance, est que l’ESG commence vraiment à prendre vie. Qu’il s’agit de plus que des chiffres et rapports, et qu’il existe beaucoup d’initiatives qui n’existaient pas auparavant. Bien plus que par la réglementation, la durabilité sera déterminée par les exigences du marché et les intérêts des parties prenantes (clients, fournisseurs, banques, appels d’offres, …).

              Dans les environnements de production, les RH sont évidemment importantes, mais le côté environnemental domine souvent. Pourtant, tous deux montrent que la « S » a de nombreux visages : sécurité, inclusion, rétention, culture, structure.
              Filip Ceulemans, Client Partner, TriFinance

              La force et le piège des données

              « Demandez à trois managers le nombre d’EPT et vous obtenez trois réponses différentes », dit Filip Ceulemans. Cette remarque éveille beaucoup d’échos parmi les participants.


              Chez VAB, la complexité de l’organisation freine parfois la mise en place des initiatives ESG, selon Kristel Thys. « Nous avons beaucoup d’unités commerciales différentes, de sorte que vous êtes parfois avec une unité en train de mettre quelque chose en place alors qu’une autre fait les choses complètement différemment. Il y a encore trop peu de cohérence. Les rapports peuvent y aider, je pense, simplement parce que les gens sont plus sensibles aux faits et chiffres dans les discussions. »


              « Nous voyons très souvent cette différence entre les unités commerciales », dit Mario Matthys. « L’une est un peu plus motivée que l’autre ou porte plus haut l’ESG, et l’autre dit : pour nous, tout cela n’est pas important. Cela est bien sûr difficile quand vous devez reporter de façon consolidée. Idem pour les filiales étrangères ou après une acquisition, par exemple. Aligner toutes les succursales ou unités demande souvent beaucoup d’efforts. »


              Ainsi, il a fallu à bpost des mois pour harmoniser les définitions : « Si chacun a une compréhension différente de “rétention” ou “absentéisme”, vous ne pouvez rien reporter. Maintenant nous travaillons avec des objectifs communs pour 2030. »
               

              L’étude HR & Payroll Pulse 2025 confirme ce ressenti : seulement 38 % des employeurs belges rapportent des RH durables, et seulement 36 % se sentent préparés aux obligations de la CSRD. Les grandes organisations ne s’en sortent guère mieux. Cela indique que la traduction de la politique à la pratique est souvent encore à ses débuts.


              Pourtant, selon Bart Pollentier, Directeur du Knowledge Centre chez SD Worx, le rapport lui-même n’est pas le plus important. « Ce qui compte vraiment, c’est la progression », dit-il. « L’avancée motive plus que des chiffres dans un fichier Excel. Il s’agit que les entreprises continuent à faire des pas, petits ou grands, et qu’elles utilisent les insights de leur reporting pour améliorer concrètement leur politique. »

                De la conformité à la culture

                Pour Jan Laurijssen, la durabilité dans les RH doit être plus qu’un simple exercice de conformité. Une politique sans vécu reste en effet lettre morte. Chez Exmar, les politiques étaient souvent envoyées par e-mail, mais cette approche n’a pas vraiment pris. Chez Plopsa, on a consciemment choisi une voie différente, avec la proximité comme point de départ. « Je suis parmi mes gens », disait Daisy Deceuninck. « Ce n’est qu’en écoutant que vous savez ce qui se vit. »


                Gaëlle De Baeck, Sustainability Lead chez TriFinance, établissait ensuite le lien avec la réglementation : « La CSRD oblige les entreprises à démontrer comment elles entrent en dialogue avec leur workforce. L’engagement n’est plus un nice-to-have, c’est un must. »


                La portée de la responsabilité a également été abordée : jusqu’où s’étend le rôle des RH dans la chaîne ? Chez Indaver, le code de conduite fournisseur est retravaillé avec un regard réaliste. « Nous ne voulons pas que les fournisseurs se noient dans des questionnaires », précisait Karl Vrancken. « D’abord des questions de base, ensuite des audits. Sinon nous sapons notre propre appel à la simplification. »


                Kelly Lespinoy, Chief Legal & Compliance Officer chez SD Worx, signalait la contrepartie d’une approche trop stricte : « Qui ne se conforme pas, est évincé. Une telle posture paraît cohérente, mais peut être stratégiquement défavorable. » Aussi Hanne Werquin (Exmar) évoquait la complexité : « Nos chantiers navals en Asie sont cruciaux, mais nous avons à peine de visibilité sur les conditions de travail là-bas. C’est de la musique d’avenir d’y avoir vraiment le contrôle, mais nous en sommes conscients. »


                La « S » dans l’ESG va donc au-delà des seuls propres collaborateurs, mais les frontières sont floues et difficiles à surveiller.


                Ce que tous les participants partageaient, c’est la conviction que l’ESG ne doit pas être un exercice de « case à cocher ». Karl Vrancken (Indaver) résumait cela avec pertinence : « C’est souvent dans les petites choses. Des directives sur les voyages ou des déjeuners végétariens rendent la durabilité concrète. »
                Jan Laurijssen (SD Worx) concluait avec une vue plus large : « Le reporting n’est que le point de départ. Ensuite commence le vrai travail : l’amélioration. Les collaborateurs doivent sentir que la politique a un impact sur leur quotidien. »

                  Conclusion : la « S » comme cœur de l’ESG

                  La table-ronde montre clairement que la « S » dans l’ESG n’est pas un concept univoque, mais un ensemble de thèmes qui vont de l’inclusion et la formation à la sécurité, au bien-être et à l’employabilité durable.


                  Tandis que Plopsa se concentre sur la formation et le bien-être, chez Exmar l’accent est mis sur la sécurité, tandis que des entreprises comme Indaver et VAB luttent encore avec les définitions, la cohérence et des données fiables.


                  Fait marquant : malgré son rôle stratégique et le poids des coûts du personnel, les RH sont souvent absentes du débat ESG, ce qui peut faire de la dimension sociale un simple exercice de conformité.


                  Pourtant, croît le constat, c’est précisément la « S » qui peut être un levier pour rendre les organisations durables et résistantes pour l’avenir. « Si bientôt nous ne trouvons plus de personnes qui veulent travailler pour nous, c’est aussi la responsabilité du comité exécutif », a-t-on entendu clairement.


                  Le message est clair : les entreprises qui rendent l’ESG tangible dans leur politique sociale investissent dans leur propre pérennité. La conclusion était unanime : les RH ne peuvent plus rester spectateurs. La « S » n’est pas une lettre silencieuse. Elle est le cœur de l’ESG.

                    Lorenzo Andolfi

                    Lorenzo Andolfi

                    Senior Researcher